Fragments : celle qui m’habitait déjà Immersion sensorielle et dialogue temporel

©David Wong

Après son premier spectacle Camille : un rendez-vous au-delà du visuel en 2019 qui a connu succès et reçu des prix, Audrey-Anne Bouchard revient cette année avec Fragments : celle qui m’habitait déjà. Désireuse de poursuivre sa recherche sur la conception de spectacles entièrement accessibles aux personnes vivant en situation de handicap visuel, mais aussi aux personnes voyantes, l’artiste va ici plus loin dans le développement des sens, l’immersion et le « ballet invisible » qui se joue entre interprètes et public.

« Camille a tellement été une belle expérience pour tous.tes les membres de l’équipe, et un succès auprès du public qu’on avait envie de poursuivre le dialogue avec les gens qui vivent avec un handicap visuel et de continuer à développer notre méthode de conception de spectacle », se souvient Audrey-Anne Bouchard qui venait alors à l’époque de mettre sur pause la possibilité d’une tournée avec la création Camille, à cause de la pandémie.

Ainsi, pour cette nouvelle œuvre, l’équipe artistique s’est davantage penchée, dans un premier temps, sur la relation au son. « Puisqu’on était dans un contexte où le toucher n’était pas possible, ça nous a amenées à approfondir les liens avec les sonorités. Comment utiliser la narration, le texte, autrement que dans Camille où celui-ci était le monologue intérieur du personnage principal ? Quels sont les autres moyens de transmettre des émotions ? », se questionnait alors Laurie-Anne Langis, chorégraphe sur les deux projets.

Le point de départ a donc été différent pour Fragments : celle qui m’habitait déjà. Ce n’est plus le corps en mouvement et le contact entre le public et les interprètes qui ont bâti les fondements de cette œuvre. « La malléabilité et l’écoute demeurent, mais c’est différent. On est passé du corps dans l’espace à la description de celui-ci, comment il bouge, quelles sont les émotions de la personne. C’est une autre façon d’entrer en rapport à l’autre », poursuit la danseuse qui s’est aussi formée à la méditation et à diverses pratiques ancestrales de soin par le toucher.

En effet, tout comme dans Camille : un rendez-vous au-delà du visuel, les participant.e.s voyant.e.s se font bander les yeux pour vivre pleinement l’expérience. Une façon pour les artistes « de mettre tout le monde au même niveau ». Pour Fragments : celle qui m’habitait déjà, même principe, mais la relation entre les artistes et l’audience est différente. « Dans Camille, un.e interprète était associé.e à une personne du public. Il s’agissait plutôt d’un parcours dans le décor. Le/la spectateur.rice se faisait alors guider d’un lieu à un autre. Pour Fragments, un.e interprète épaule trois personnes et on reste dans le même lieu : la maison. Il y a donc moins de déplacements dans cette œuvre, mais des objets sont offerts pour être manipulés, on partage des sensations, des contacts avec les gens », décrit Mme Bouchard.

Pour la chorégraphe, qui est aussi interprète dans la pièce aux côtés de Marijoe Foucher et de Marc-André Lapointe, c’est « tout un ballet qui se joue en coulisses ». « On amène des éléments de décors, on déplace des objets, on se déplace dans l’espace, on guide les gens aussi, le tout, sans faire de bruit et sans qu’ils et elles n’aient conscience de ce qu’il se passe vraiment. De plus, on interprète aussi le texte en incarnant des personnages de l’histoire. C’est tout un défi de passer de l’un à l’autre », dit-elle. Pour Audrey-Anne Bouchard, bien que l’approche soit davantage théâtrale, elle aime beaucoup faire appel à des artistes en danse. « Elles ont un sens du rythme, une intensité. Ça change tout : la façon de tourner les pages d’un livre, de se lever, de traverser l’espace. Ça ajoute vraiment une richesse au langage du spectacle et dans notre démarche », affirme-t-elle.

©David Wong

Histoire et sensations

Côté écriture, pour les deux œuvres, Audrey-Anne Bouchard souhaitait que toute l’équipe, des interprètes aux concepteur.rices, mette la main à la patte. « On part d’un objet, d’un son, d’un mouvement pour développer une exploration en studio puis on en discute. Et c’est important qu’on travaille tous.tes ensemble, car il faut que tout fonctionne en synergie : les déplacements, les sons, les sensations liées aux tissus par exemple, etc. On crée une musique commune », explique celle qui a étudié la conception d’éclairage ainsi que l’expérience sensorielle des danseur.euse.s sur scène.

Pour Camille : un rendez-vous au-delà du visuel, les différentes scènes avaient été développées, puis un récit avait été intégré pour « tisser le tout ensemble ». Cette fois-ci, c’est différent. « Dès le départ, on a inclus du texte. On voulait une histoire plus élaborée, raconte Mme Bouchard. J’ai rapidement compris aussi que je voulais parler des femmes et des choses qui ont changé, ou non, entre deux périodes, 1950 et aujourd’hui ». Ainsi, Fragments : celle qui m’habitait déjà raconte l’histoire de deux femmes qui vivent dans la même maison, mais pas dans la même époque. « On ne voulait pas suivre quelqu’un de façon chronologique, mais vraiment plutôt jouer avec le temps, que les deux époques se chevauchent, se traversent, se font écho. On a voulu chercher la complexité dans cette écriture pour créer différentes sensations. En travaillant la superposition des réalités de ces deux femmes, on met aussi en relief la différence entre ces deux époques et ce qu'il reste encore à faire pour la condition des femmes, développe la danseuse qui travaille sur des projets en lien avec le genre depuis 2019.

Pour développer cet accès aux émotions, Mme Bouchard a fait appel à Vytautas Bucionis Jr., pianiste non voyant qui joue en direct pendant la pièce. « J’avais tout d’abord le désir d’intégrer une deuxième personne qui vivait avec un handicap visuel à l’équipe, et ça nous permettait aussi d’aller plus loin dans l’écoute active de la musique », raconte celle qui vit avec un handicap visuel depuis l’âge de 20 ans.

Les retours sur la pièce Camille : un rendez-vous au-delà du visuel avaient été très positifs, tant du côté du public voyant que non-voyant. « Les personnes non voyantes nous ont confié ne plus avoir envie de sortir du spectacle, que celui-ci était devenu un monde totalement adapté pour eux, sans obstacles ni inconfort », se rappelle Mme Bouchard. Ce sont en effet les personnes voyantes qui se trouvent le plus souvent déstabilisées par la proposition. « Nos œuvres sont conçues pour les besoins et la sensibilité des personnes non voyantes, pour qu’elles se sentent libres. Ça leur permet de partager leur perception du monde à des personnes voyantes », poursuit-elle.

Le plaisir de ce moment complètement en immersion a aussi été une des sensations souvent évoquées. « Le commentaire qui revenait souvent, c’est le constat qu’on n’avait plus l’habitude de se toucher, d’entrer en contact par le corps. Or, que celui-ci était nécessaire », ajoute Mme Langis. Pour elle, ces deux pièces développent le rapport à l’imaginaire, notamment chez les personnes voyantes. « Ça nous ramène directement dans le corps puisqu’on perd la vue pour un instant. Les autres sens deviennent alors beaucoup plus attentifs et le corps emmagasine des informations autrement. Les gens vont alors s’imaginer des personnages, des lieux. Ça crée une multitude d’espaces intérieurs. Plusieurs personnes nous ont aussi partagés que des souvenirs émergeaient durant l’expérience », partage-t-elle.

Avec Fragments : celle qui m’habitait déjà, Audrey-Anne Bouchard, et son équipe, espèrent autant d’engouement de la part du public et souhaitent créer une expérience nouvelle chez le public. « L’audience est invitée, une nouvelle fois, à vivre une expérience inédite de la danse et du théâtre, conclut-elle. En s’inspirant d’une tout autre manière de percevoir le monde, les artistes revisitent leur art pour proposer un espace de rencontre tangible et intime au-delà du visuel.

Audrey-Anne Bouchard
Fragments : celle qui m’habitait déjà
Du 22 octobre au 8 novembre au mai

https://m-a-i.qc.ca/evenement/fragments-celle-qui-mhabitait-deja/

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