Les Petits désordres : trop blanche ? trop noire ?
©Mathieu Prezelin
Du 3 au 5 décembre prochain, la chorégraphe Soraïda Caron présente sa nouvelle création, Les Petits désordres, à l’Agora de la danse. Pour cette première œuvre en solo, elle a puisé dans sa double identité, dominicaine et québécoise, et s’interroge, de façon intime, sur son identité. À travers de courts monologues, l’artiste soulève aussi toute la complexité autour de l’adoption internationale pour livrer un récit, et une gestuelle, qui touche beaucoup de monde.
« C’est plus le sujet qui est venu vers moi que l’inverse », se souvient la chorégraphe Soraïda Caron lorsqu’on évoque les origines de cette nouvelle pièce, Les Petits désordres. Durant l’été 2022, la codirectrice du festival Furies, à Marsoui, Priscilla Guy, invite Mme Caron pour une résidence. « Je me retrouve alors seule là -bas… J’ai toujours voulu être comédienne alors je commence à m’interroger sur la place de la parole. Dès que je me suis mise à bouger, à parler, c’est la thématique de l’identité qui est sortie », se rappelle-t-elle.
Soraïda Caron est née en République dominicaine et adoptée par une famille québécoise qui vivait proche de Trois-Pistoles à l’âge de 2 ans. « J’étais évidemment la seule Noire, mais moi je me sentais blanche. Je voulais être comme tout le monde, me fondre dans la masse. Puis à l’adolescence, je revendiquais mes racines noires. Je voulais absolument que les gens prennent ça en considération. En repensant à tout ça, j’ai de suite vu une possibilité de tableaux sur scène. De plus, je trouvais ça intéressant de parler de cette dualité-là et des conséquences d’une adoption internationale », développe la fondatrice de la compagnie Mars elle danse située à Trois-Pistoles.
Alors « incognito » en Haute-Gaspésie, Soraïda Caron décide de se lancer dans l’aventure d’un solo, appuyée par des pairs sur place. Suite à sa courte présentation au festival Furies, Soraïda Caron obtient une résidence en Allemagne, puis au Théâtre du Bic. Elle s’est aussi faite accompagner par le chorégraphe Paul André Fortier dans ce projet. Elle présente ensuite un extrait des Petits désordres à Cacouna en 2023 puis au Festival Mauricie Arts vivants cet été. La grande première a eu lieu en septembre dernier au Théâtre du Bic.
Pour Soraïda Caron, cet « alignement parfait » confirme que le moment pour parler de ce sujet sensible était idéal. « Faire ça plus tôt, ça m’aurait démoli. Je n’étais pas assez mature pour plonger dans l’aspect politique de l’adoption internationale et aussi pour toucher à un enjeu personnel comme l’identité », explique celle qui aime explorer la métamorphose à travers son travail chorégraphique.
Avec Les Petits désordres, Soraïda Caron souhaitait aussi donner une voix aux adopté.e.s. « La plupart du temps, quand on en parle, c’est d’un point de vue des institutions, des spécialistes, ou des familles, mais pas des adopté.e.s elleux-mêmes. Quand on est enfant, on n’a pas de voix, on est trimbalé, on n’a pas le choix. Mais une fois adulte, on peut dire comment ça se passe, comment on s’est senti, etc. Je trouvais important d’amener cette réalité sur scène », ajoute-t-elle.
Ainsi, en plus de ses propres recherches, la créatrice s’est entourée de deux artistes militantes, elles-mêmes adoptées, Kimura Byol et Amandine Gay, pour aller plus loin. « On a fouillé pour vraiment comprendre les enjeux politiques derrières l’adoption internationale et j’ai ensuite fait de nombreuses rencontres, avec des femmes principalement, en région, qui sont nés ailleurs, dans des contextes autres que caucasiens, élabore-t-elle. Elles ont répondu à notre questionnaire, ce qui nous a permis de garder les éléments les plus pertinents pour la pièce, et de la nourrir davantage ».
En plus de l’intérêt créatif, ces rencontres ont aussi donné lieu à de grandes réalisations pour Mme Caron. « J’ai complètement découvert le monde des adopté.e.s et toute sa communauté. Moi qui me cherchais depuis longtemps, j’ai réalisé que j’appartenais à cette gang-là . On partage beaucoup de vécus similaires, de ressentis semblables. J’ai alors compris que mon histoire pouvait en refléter d’autres et ça m’a donné de la force », poursuit celle qui n’avait pas endossé le rôle d’interprète depuis 2017.
©Mathieu Prezelin
Divers médiums
Pour cette première pièce en solo, Soraïda Caron a évidemment utilisé la danse, qui est son médium de création principal et habituel, mais pas seulement. « La danse peut présenter une grande gamme d’émotions : la joie d’être adoptée, l’amour de mes parents, la frustration de ne pas connaître mes autres parents, la difficulté d’être différente, etc. Mais c’est tellement intime que j’avais aussi un besoin de dire, de vraiment raconter. J’avais besoin que ce soit clair et les mots ont cette capacité-là », raconte celle qui a toujours aimé écrire pour le plaisir, en tenant des journaux de bord par exemple.
Malgré sa passion pour les mots, la chorégraphe a trouvé l’exercice plus difficile que prévu. « Ce n’est pas évident de replonger dans son passé et son histoire. Et puis, il y avait tellement de mots. Comment les choisir ? Pourquoi tel mot à la place de tel mot ? En danse, mon écriture est intuitive, j’ai l’habitude, mais là c’était plus ardu », dit-elle.
En plus de l’écrit, la créatrice s’est aussi beaucoup inspirée de la sculptrice Ito Laïla Le François lors d’une résidence à Potsdam. Elle a cherché du mouvement « avec ces imposants et lourds objets » pendant plusieurs semaines. Finalement, en revenant au Québec, elle pose l’œil sur sa table basse qui la suit depuis son tout premier appartement. « Ce sont mes parents qui me l’ont donné et quand je l’ai regardé, je me suis dit qu’elle allait m’accompagner dans la pièce, pour que je sois moins seule », se rassure-t-elle. De plus, la chorégraphe conçoit rapidement un concept autour de cet objet, mais aussi de la salle de répétition du Théâtre du Bic, où elle approfondit alors son travail. « La table est blanche depuis toujours, moi, noire. Les murs étaient blancs, avec des rideaux noirs. Il y a aussi un grand mur blanc sur le côté, décrit-elle. Le ton sur ton me parlait, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec ça, que c’était très simple, mais clair ». Cette idée fait aussi écho à sa propre expérience de dualité identitaire. « Je suis trop noire pour le Québec, mais quand je suis retournée en République dominicaine, j’étais trop blanche ! ».
Avec Les Petits désordres, Soraïda Caron espère « démystifier » l’adoption internationale et tous les enjeux qui l’entourent. « Quand on parle d’adoption internationale, on parle aussi d’immigration, et donc de personnes « différentes, étrangères » qui deviennent des Québécois.e.s, conclut-elle. L’adoption implique beaucoup de sous-sujets, comme la famille, la maternité, le racisme, etc. C’est donc un sujet important. Ça peut peut-être éveiller des consciences le fait de se mettre dans la peau de l’autre ».
SoraĂŻda Caron
Les Petits désordres
Du 3 au 5 décembre 2025
À l’Agora de la danse